La nouvelle grande divergence - 2020 Jan, 16th
L'Express #1
Nous sommes en 2020 et vous lisez « Nos futurs », une chronique qui cherche à s’extraire du commentaire de l’actualité immédiate pour comprendre les tendances de moyen-terme qui forgent notre avenir. A rebours du « No future » des Sex Pistols de 1977, elle s’attachera à montrer qu’il existe bel et bien un optimisme de la volonté. Alors qu’une décennie vient de s’achever, il est temps de chercher les tendances qui ont façonné notre quotidien et devraient se poursuivre. Comme réplique immédiate, il est tentant de brandir l’écran qui déforme nos poches. Mais c’est pourtant une carte en bon vieux papier qui contient la réponse.
Au mois de décembre, l’INSEE a communiqué la répartition des 225 000 créations d’emplois nettes sur le territoire français pour l’année 2018. Plus de 100 000 étaient localisées en Ile-de-France. Soit 45% des créations d’emplois dans la région capitale. Un chiffre jamais atteint. Lors des périodes de forte croissance de 1998-2000 et 2005-2007, ce même chiffre était respectivement de 24% et 30%. Il démontre une forte concentration puisque seulement 22% de l’emploi total actuel se trouve en Ile-de-France. Cette dynamique de concentration s’observe similairement à l’échelle locale où les métropoles régionales aspirent les emplois de leurs zones d’influence respectives.
La Grande Divergence est le titre d’un ouvrage célèbre de l’historien américain Kenneth Pomeranz s’attachant à comprendre pourquoi à partir du 18ème siècle certains territoires du nord de l’Europe et des Etats-Unis ont connu un rythme de croissance substantiellement supérieur aux autres régions du monde. On ne peut comprendre le monde actuel sans accepter la nouvelle grande divergence des territoires. D’ailleurs, subrepticement, le ministère de l’Aménagement du territoire né en 1947 est devenu en 2012 celui de l’Égalité des territoires puis, depuis 2017, celui de la Cohésion des territoires.
Le mouvement de concentration dans les métropoles est mondial. Aux Etats-Unis, les cinq métropoles de Boston, San Diego, San Francisco, San Jose et Seattle ont avalé 90% des emplois de haute-technologie créés sur les quinze dernières années. La moitié des emplois du numérique sont en Île-de-France, une concentration deux fois plus élevée que dans n’importe quel autre secteur. Le phénomène est appelé à accélérer dans le futur car nous sommes dans une économie de l'échange, de la connaissance et de la confrontation. La thèse affirmant que, grâce aux nouvelles technologies de l'information et de la communication, nous allons réussir à décentraliser l'activité économique a fait long feu. Sur la décennie écoulée, la part de télétravailleurs, ceux-ci devant quand même se rendre à un bureau une partie de la semaine, est passé de 4,8 à 5,2% de la population active américaine. Loin de la folle croissance que l’on prédisait.
La métropolisation n’est pas qu’un phénomène de concentration des richesses. Le métropolisation c’est la concentration cumulative dans des aires géographiques restreintes : des activités économiques et des emplois ; des opportunités de progression sociale ; de l’excédent démographique. L’Île-de-France capte à elle seule la moitié de l’excédent démographique hexagonal alors qu’elle n’abrite qu’un Français sur six. Enfin, la métropolisation conduit à une convergence des modes de consommation et des représentations collectives entre ces différents espaces, au-delà de leur attachement national. Le fossé qu’elle crée avec les, nombreux, habitants qui n’habitent pas dans ces métropoles est tout autant matériel que symbolique. Par un biais de représentation fort, des services comme le transport de personnes, la livraison à domicile ou encore les trottinettes électriques, occupent une place importante dans les médias alors qu’ils ne concernent qu’une minorité de citoyens. Que dire de l’image collective de la voiture individuelle quand quatre jeunes sur dix passent leur permis à Paris contre huit sur dix en zone rurale.
La révolution numérique n’est que le catalyseur de ce mouvement. L’identifier comme notre principal défi, c’est nier la géographie et croire que les technologies se déploient au-dessus des hommes et des territoires. L’actuelle révolution technologique ne s’appréhende qu’au travers des métropoles qui sont son terrain de jeu. D’ailleurs, la géolocalisation via le téléphone portable, grande avancée de la dernière décennie, ne sert qu’à vous dire si vous avez droit à ces nouveaux services ou si vous êtes relégué aux franges, hors du champ du monde moderne.


